"T'es ou?" "Tu fais quoi?" "Rdv à 20H chez Léo". "Changement de programme, je suis crevé, je reste chez moi".
Les SMS envoyés chaque jour depuis nos petits écrans de portables sont légion...
Et c'est sans compter sur les heures hebdomadaires passées au téléphone...
Véritable révolution, après l'écriture et l'imprimerie, l'arrivée du téléphone portable dans nos vies a complètement bouleversé notre rapport au monde, notre rapport aux autres, notre rapport, aussi, et c'est là le plus problématique, à nous-mêmes.
Miguel Benasayag, psychanalyste, sociologue et philosophe, né en Argentine, militant guevariste emprisonné, torturé puis réfugié en France en 1978 et Angélique Del Rey, enseignante en philosophie - tous les deux membres et co-fondateurs du collectif "Malgré tout" - proposent dans ce court ouvrage de regarder de plus près ce phénomène et de réfléchir sur les conséquences psychologiques et anthropologiques de cet outil de communication dans notre quotidien...
Le téléphone portable, d'abord, c'est l'illusion de maîtriser le temps et l'espace. Joignable partout, à toute heure, les distances géographiques sont balayées, le gain de temps - efficacité, rentabilité, maîtres mots de notre société moderne - est évident, l'Homoportabilis, en véritable nomade du réseau, jongle avec les heures et les kilomètres... Vraiment? Le portable, pourtant, rend surtout velléitaire - qui n'a pas annulé un quelconque engagement à la dernière minute par le biais d'un SMS bien senti? Homoportabilis, donc, incapable désormais de s'en tenir à une décision prise, croit pourtant qu'il peut être partout à la fois. Angoisse archaïque - Kairos chez les grecs - de l'instant qu'il ne faut pas rater, titillée par le téléphone portable qui nous inscrit partout à la fois ( si je me rends à la soirée de X, puis que je suis prévenu qu'il y a aussi une soirée chez Y, à laquelle je me rendrai en fin de soirée, après être passé par chez Z qui lui même m'a informé de la super soirée qui se déroule chez lui par texto, alors, peut-être, que j'ai une chance de ne pas rater LE moment ...). Pourtant "Là où je suis, je ne pense pas et là où je pense, je ne suis pas" (Lacan) et vouloir être partout à la fois¨, c'est avant tout n'être nulle part...
Avec le portable, la localisation est permanente (le fameux "T ou?"), le voyage est balisé, codé, encadré, programmé et l'illusion d'investir l'espace d'autant plus grande. Homoportabilis se pense nomade moderne, il est en réalité incapable d'appréhender la finitude de l'errance car il ne se déplace plus, il n'erre plus : il suit les innombrables balises mises sur sa route par la modernité.
Le portable, enfin, c'est l'illusion du lien. A l'ère du "tout communicationnel" , la communication, véritable norme moderne, engage à multiplier les liens là où en réalité elle les défait: la présence est virtuelle et notre Homoportabilis se leurre quant à la compagnie des autres (quel répertoire téléphonique bien fourni!) et a troqué la présence situationnelle (physique et bien réelle) pour la présence communicationnelle (virtuelle et illusoire). Autrement dit, inutile de prendre deux heures pour boire une tasse de thé avec un ami puisqu'il suffit de quelques secondes pour un "ça va? tu fais quoi?" ...
Une illusion qui creuse toujours plus le sentiment de solitude. Benasayag et Del rey, à ce propos, distinguent deux types de solitude: celle, qu'ils appellent "solitude du vide" et qui s'inscrit vis à vis de l'intersubjectivité, qui nécessite la présence de l'autre pour être comblée - présence de plus en plus virtuelle et inexistante, donc - et celle, qu'ils nomment "solitude pleine", plus profonde, qui consiste à être seul avec soi-même. Autrement dit, la solitude pleine, angoissante, s'apprivoise par la solitude du vide ( l'autre nous contient et nous aide à mieux vivre la solitude réelle, pleine). Le portable et l'ère du tout "communicationnel" voient émerger un homme nouveau, barbare, incapable d'appréhender sa solitude, de vivre avec, et détruisent les liens réels à grand renfort de liens virtuels ...
Comme un Objet Transitionnel (le fameux "doudou" du jeune enfant) dont notre Homoportabilis a besoin pour gérer ses angoisses vis à vis de cette réalité qu'il ne maîtrise pas, le téléphone portable produit de l'immaturité (et oui, on n'a jamais vu un enfant conserver son doudou jusqu'à l'âge adulte sans que toute une batterie de psychologues s'en mêle...).
"On m'appelle donc je suis" ...
Les plus éclairés ont bien conscience de ce qui vient d'être montré du doigt par l'analyse de ces deux auteurs. Toujours joignable, toujours situé, contrôlé, manipulé (mais oui, achetez donc une place de concert par le biais de votre smartphone et vous en ferez l'expérience instantanément: mails, SMS, vous serez informés en tant réel, alors que votre chanteur fait son dernier rappel, de l'ensemble des restaurants, pubs et cafés que vous pouvez trouver aux alentours de votre salle de concert, au cas où vous auriez encore un peu d'argent à dépenser...) qu'est-ce qui pousse donc Homoportabilis à accepter cette traçabilité dont l'intérêt économique n'est pas à démontrer?
Comme Pavlov avec ses chiens (Pavlov avait associé à la nourriture de ses chiens le tintement de cloches. Chaque fois qu'il nourrissait ses chiens, il faisait retentir les mêmes cloches. Les chiens, conditionnés par ce son, ont fini par saliver dès qu'ils l'entendaient et ce même s'ils n'étaient pas nourris simultanément) , notre société nous a conditionnés en associant deux stimuli: la situation de confort, de bien-être, de sécurité, garantie par la surveillance, le contrôle. De la même façon que les chiens de Pavlov, qui réagissent aux stimuli "cloche" en l'absence de récompense, Homoportabilis désire être contrôlé et ce même en l'absence de tout bien-être...
Les transformations psychologiques et anthropologiques opérées sur l'Homme depuis l'arrivée du téléphone portable sont donc variées et nombreuses et si je vous invite chaleureusement à lire cet ouvrage, je sais par expérience qu'il est difficile de se le procurer: il n'est plus édité, beaucoup de stocks sont épuisés et même sur les sites de vente en ligne de livres d'occasion, il n'y en a plus. C'est pour cette raison que j'ai essayé de rendre compte de son contenu de façon précise et complète, cela étant, puisque je ne suis pas Miguel Benasayag et Angélique Del Rey pour autant, il vous reste la possibilité de chiner du côté de vos chères librairies l'exemplaire restant ...
Car enfin, s'il ne s'agit pas d'un ouvrage "réactionnaire et passéiste" qui tendrait à dire qu'il faut jeter nos téléphones et renoncer à l'ensemble des améliorations (si, si, il y en a quelques unes) dues au progrès technique ; il s'agit d'identifier les bouleversements amenés par lui et de créer, de chercher, des zones "non communicationnelles" où Homoportabilis pourrait réapprendre le lien, la solitude, la finitude et tout ce dont le prive la connexion permanente ...
Emelyne